CHAPITRE V

 

 

 

 

Une vitrine renvoya son image et il s’arrêta un instant. Sacrement changé. Depuis cinq semaines il avait perdu du poids, la petite bedaine qui faisait rigoler les gars de l’agence ne se voyait plus tellement. Le pantalon de chasse en tissu serré, mais costaud, était pratique avec toutes ses poches, de même que le petit gilet.

Autour de la taille, le large ceinturon de toile soutenait le Herstall et quatre chargeurs de réserve, les seuls qu’il ait, et un couteau, à gauche.

Il approcha encore de la vitre pour regarder son visage. Il n’était pas devenu beau gosse, pas de raison, mais il n’y tenait pas non plus. C’est les yeux qu’il scrutait, le regard. « Ce qui trahit un homme », disait André. Le sien ne lui semblait guère changé. Mais il y avait si longtemps qu’il ne s’était pas regardé dans une glace. Il haussa légèrement les épaules et se dirigea vers la 504, le long du trottoir.

Fidèle à sa réputation, elle avait démarré sans difficulté après qu’il eut rechargé la batterie avec le groupe. Elle lui avait permis de se déplacer pour récupérer ce qui était le plus important à ses yeux : un camping-car. Il avait finalement choisi un engin américain, un Dodge, peut-être plus petit qu’un Bedford ou un Français mais tellement plus puissant qu’il n’avait pas hésité à en chercher.

Finalement, il avait trouvé ce qui lui fallait à l’ambassade américaine, enfin à côté. Il avait fallu dégager deux corps. Pas marrant. D’un autre côté, il avait trouvé les clés de contact sans peine. Peu à peu il l’avait aménagé. Le plus dur avait été de trouver des batteries de rechange. Il n’était pas mécanicien et n’était guère habile de ses mains. Il n’était pas préparé non plus à ça.

Enfin le voltage était inscrit sur la batterie d’origine et il en avait trouvé des neuves dans une station. Pas la même taille, mais ça irait quand même. Le Dodge était équipé d’une boîte automatique. Ça non plus il ne connaissait pas. Mais enfin en tâtonnant il avait trouvé comment il fallait s’en servir. C’est comme ça qu’il était tombé sur la sélection des quatre roues motrices. Là, il avait biche. De quoi se tirer d’un mauvais pas.

Il l’avait amené sur les bords de la Seine, pas très loin de la boutique, pour terminer l’aménagement et entasser ses affaires, le mini-groupe électrogène, les vivres, les vêtements, les armes, bien sûr. Il n’avait pas osé dire à André qu’il modifierait des fusils de chasse. Le pauvre aurait été choqué de voir amputer de belles armes.

C’est après sa mort, après qu’il l’ait enterré dans une cave pour lui rendre un dernier hommage, qu’il s’était mis au travail. Ça lui avait fait penser à autre chose, permis d’oublier comment il avait trouvé son ami mort, le matin dans son lit. Comme Catherine…

Il n’était pas un tireur d’élite et l’accrochage avec les voyous l’avait marqué. Il n’avait pas visé, ce soir-là, et pourtant les deux crapules avaient dégusté. C’est en y repensant qu’il avait décidé de scier les canons d’un fusil et de voir le résultat. Il avait donc commencé dans le petit atelier de la cave avec un fusil courant, Considérablement raccourci, la crosse également, le dingue avait une drôle d’allure. Il l’avait aussitôt essayé dans le stand de tir. La gerbe de plomb était partie avec une énorme dispersion. Alors, il s’était remis au boulot sur une autre arme.

Les canons bloqués sur les mâchoires de l’établi, il avait poussé la scie jusqu’à en avoir des ampoules aux doigts tellement il s’y prenait mal. Cette fois, il avait laissé trois centimètres de plus au canons, et le résultat était parfait.

À dix mètres, la dispersion ne dépassait pas deux mètres cinquante de diamètre. Du coup il avait raccourci aussi le fusil anglais, « sur mesures », et un autre encore. Tous à canons superposés. Il voulait avoir des armes comme ça en plusieurs endroits dans le Dodge. Toujours sa tendance à la redondance. Multiplier les sécurités. Le camping-car aurait un petit air d’armurerie roulante. D’autant qu’il y avait mis aussi un petit établi démontable.

Avant de monter dans la 504, il se tourna une dernière fois vers la boutique ; une sorte d’adieu muet à André. Sa gorge se serra et il grimpa brusquement dans la bagnole.

En arrivant au premier carrefour, il ralentit, examinant rapidement la rue, à droite. Tout était calme. Il était six heures du matin et le soleil éclairait bien l’enfilade d’immeubles. Il repartit et fonça jusqu’à la Seine. Il ne se faisait pas d’illusions, il avait certainement été repéré, à force de venir bricoler dans le coin. C’était une course de vitesse avec la curiosité des gars.

La berge paraissait déserte, mais il surveillait le quai, au-dessus, d’où on pouvait le tirer tranquillement. Il lui sembla voir bouger quelque chose et il accéléra à fond. Quand il freina, près du Dodge, ses jambes tremblaient légèrement. Il se précipita vers le camping-car, un « canons sciés » à la main.

C’est lorsqu’il fut installé dans la cabine du Dodge qu’il se rendit compte qu’il avait accumulé les erreurs. Si on l’avait attendu derrière l’engin il y avait droit !

Nerveusement, il mit le contact et le moulin partit immédiatement, ronronnant en silence. Ça aussi, c’était important, le faible bruit du moteur. Il vérifia que ses armes étaient en place, se maudissant de l’avoir laissées là toute la nuit. Il avait tant de choses apprendre ! Le fusil à pompe était sur le siège voisin, n’avait qu’à étendre la main pour le saisir. Au-dessus du pare-soleil : un autre « canons sciés » ; un troisième était accroché sous le tableau de bord et un dernier était dissimulé à l’arrière…

Le pied sur la pédale de frein, il engagea le levier de la boîte sur le rapport court, respira longuement pour se calmer et lâcha le frein. Le bahut démarra. Instinctivement, il braqua pour faire demi-tour et sortir des berges par le côté opposé à son arrivée et accéléra franchement, passant le levier de sélection sur la position route.

Le Dodge avait des roues larges et paraissait avoir une tenue de route impeccable. Il s’engagea sur la bretelle de remontée et déboucha sur le quai qu’il enfila à gauche. À contresens, songea-t-il fugitivement ! Le pont suivant arrivait et, au moment de tourner, il regarda, par un vieux réflexe de conducteur, dans le large rétroviseur extérieur.

Deux silhouettes venaient d’apparaître, au loin, et fonçaient vers des motos à l’arrêt. Il eut un coup au cœur et écrasa l’accélérateur. Au bout du pont, il braqua et les pneus crissèrent méchamment. Il n’avait aucune expérience de la conduite de ces engins et commençait à paniquer. L’arrière chassa et ses mains contrebraquèrent par réflexe, ramenant le Dodge en ligne sur le quai de la rive nord.

L’accélérateur, à nouveau. La vitesse monta terriblement rapidement. Loin devant, la chaussée paraissait vide. Il roulait au milieu pour se laisser le choix d’appuyer d’un côté ou de l’autre. Il passait devant la maison de la radio quand il lui sembla voir, loin derrière lui, jaillir une moto.

Que fallait-il faire, bon Dieu ? Se planquer dans une petite rue ? Et si les autres attendaient un peu plus loin il tomberait dans une embuscade en repartant. Sans compter qu’ils le trouveraient peut-être. Un camping-car vert comme le sien se repérait immédiatement dans une ville de béton !

Alors ? Stopper et les attendre ? Il n’allait tout de même pas abattre tous ceux qu’il rencontrerait ? Il eut envie de hurler.

Il arrivait à la porte de Saint-Cloud quand son cerveau lui fournit la solution. Il n’allait pas fuir tout le reste de sa vie. Il faudrait bien se décider un jour à faire face. Autant savoir dès maintenant. Il freina sec en se rabattant sur le côté gauche. Le frein à main, vite. Il empoigna le fusil à pompe et saisit une ceinture cartouchière avant de sauter au sol.

Les motos arrivaient déjà. Il s’avança sur la chaussée, introduisit une cartouche avec le levier sous le canon et tira en l’air…

Devant, les deux gars freinaient à mort. L’une des machines tangua et se coucha. Le pilote glissa sur deux mètres avant de se redresser sans mal. L’autre s’était arrêté à dix mètres, plus à gauche.

Kevin ramena le fusil dans la saignée du bras gauche, prêt à tirer.

— Vous voulez quoi ? Pourquoi me suivez-vous ?

Sa voix lui parut mal assurée et il s’en voulut. Pas de réponse en face. Le type qui était tombé était immobile et son copain avait les deux bras ballants. Kevin songea soudain qu’il voyait le bras de son côté mais pas l’autre…

Sans savoir pourquoi, il fut en colère. Autant contre lui, probablement, que contre ces deux types silencieux.

Sèchement, il fit basculer le fusil pour menacer directement celui de gauche.

— Toi, tu descends ou tu te fais plomber, compris ?

Il y eut une seconde d’hésitation, chacun devant cogiter. C’est à cet instant que Kevin se souvint qu’il n’avait pas réarmé le fusil ! La chambre était vide… Et merde ! Les autres l’avaient-ils remarqué ? Il allait se résoudre à réarmer vite quand le type encore en selle se décida, descendant de la machine avant de la mettre sur la béquille.

— La clé de contact ! lança Kevin d’une voix plus forte. Balance-la.

Lentement, l’autre coupa le moteur et retira la clé avant de l’envoyer à plusieurs mètres.

— Enlevez vos casques, maintenant.

Ils finirent par obéir et dévoilèrent leur visage. Deux types d’une quarantaine d’années.

— Bon alors maintenant ? Pourquoi vous me suivez ? C’est mon bahut qui vous a donné des idées ?

Celui qui était tombé parla enfin.

— Faut dire qu’il est pas mal.

— Les gars, vous êtes vraiment tarés, riposta Kevin. Ce genre de camping-car vous en trouvez facile, alors pourquoi prendre des risques en essayant d’en piquer à un gars ? Vous voyez le résultat, vous êtes au bout de mon flingue…

— Des bahuts ricains, y en a pas des tonnes, dit le second en parlant à son tour.

— Me fais pas pleurer, on en trouve. Tu sais lire un annuaire, tu es capable de trouver les garages. Maintenant si vous attendez encore longtemps, d’autres auront eu la même idée, ça, c’est possible. Enfin quoi, vous avez l’intention de continuer à prendre aux autres ce que vous voulez ? Vous étiez prêts à me descendre, je parie. Y a pas eu assez de morts comme ça, vous trouvez ? Cons et bornés vous êtes !

Le motard à pied fit un pas en avant.

— Eh ! tu vas pas nous insulter comme ça, hein ?

Le canon du fusil fit un petit arc de cercle pour venir dans sa direction.

— Toi, tu la fermes, parce que si je faisais comme vous je vous descendrais tout de suite au lieu de perdre mon temps, vu ?

— Qu’est-ce que tu veux exactement ? lança l’autre.

— Moi, ce que je veux ? C’est à moi que tu dis ça ? Merde alors, c’est moi qui ai été vous chercher peut-être ? Les gars, vous avez derrière vous la plus grande ville du pays. Elle regorge de tout alors que vous allez faire demi-tour. Moi, je pars. Et si je ne vous abats pas c’est pour vous donner une chance comme je l’ai eue. Il commença à reculer vers le Dodge dont le moteur tournait toujours, grimpa rapidement et enclencha le sélecteur. Au moment où les roues commencèrent à tourner, il s’aperçut qu’il ne les avait pas désarmés et qu’ils pouvaient le tirer maintenant comme au stand !

Son regard dérapa vers le rétroviseur pendant qu’il se traitait de tous les noms.

Les deux motards étaient immobiles.

Bon Dieu ! Il passa une main sur sa figure. Jamais il ne s’en tirerait. Dès que la situation avait un caractère de violence il se plantait. Il n’arrivait pas à rester calme, à réfléchir. Il se rendit compte à retardement qu’il n’était pas lui-même pendant la conversation qu’il avait eue avec les zigs. Il leur avait parlé un langage argotique, lui qui s’exprimait en général correctement…

Est-ce que les seuls à survivre seraient ceux qui s’accoutumeraient à la violence ? Ceux qui pourraient tranquillement abattre un homme et prendre un repas paisible à côté du cadavre ? Il frissonna. Au fond, l’autre soir, c’est presque ce qui lui était arrivé. Il n’avait rien ressenti en tuant ces deux hommes… Oui, mais il y avait André. Son état passait avant tout. En somme, il était capable de tuer à condition que quelqu’un d’autre soit dans le coup ?

Et s’il y avait eu une femme dans l’histoire, est-ce qu’il aurait tiré ? Il se dit que dans les mêmes circonstances oui, il aurait tiré, et il fut effrayé. Ses mains se crispèrent sur le volant.

Il arrivait au pont de Saint-Cloud et s’engagea dans les bretelles pour prendre, à contresens, la voie venant vers Paris. André l’avait prévenu : la voie vers la province n’était plus utilisable tandis que l’autre était à peu près dégagée. C’était comme ça sur cent kilomètres autour de la capitale, sur toutes les autoroutes.

Effectivement, il vit des amas de voitures sur l’autre voie dès qu’il sortit du tunnel. Il avait l’intention d’aller jusqu’à Chartres puis de descendre vers le sud par les petites routes.

Et ensuite ?

La question provoqua un terrible découragement. Que faire ? Rien ne le tentait, ne lui donnait envie de vivre. Que faire dans ce monde mort où les survivants s’écharpaient, s’assassinaient ? Tout autour de lui il n’y avait que les traces de la mort. Voitures enchevêtrées, des corps aussi, certains à moitié déchiquetés comme celui qu’il venait d’éviter d’un coup de volant.

Le soleil était brillant, maintenant. Il regarda sa montre : huit heures. Il pensa qu’il n’avait pas encore tout ce qu’il fallait. Il lui manquait une montre étanche et des lunettes de soleil… À la première ville il tenterait le coup.

 

*

 

Il s’arrêta vers six heures et demie, après une petite ville, Patay, à l’ouest d’Orléans. Finalement l’utilisation des petites routes était difficile. Elles étaient libres, c’est vrai, mais les villages se succédaient et à chaque fois il fallait être très prudent, s’arrêter, observer à la jumelle avant de traverser rapidement.

Et les villages étaient si nombreux ! Moralité, il avait peu avancé. Au fond quelle importance ? De toute manière il n’allait nulle part. Mais cette méfiance nécessaire le minait…

Il avait refait le plein dans une station-service. À la main, bien sûr, avec la manivelle que chaque pompiste garde pour une éventuelle panne d’électricité. Pas question de toucher aux deux cents litres d’essence qu’il transportait derrière. Ça, c’était la réserve d’urgence. D’autant que ce sacré moulin consommait ! L’envers de la médaille.

Une grande ferme s’étendait près de la route et il l’avait explorée lentement. Personne. Enfin plus personne de vivant. Quatre cadavres à l’intérieur. Des animaux aussi, dans l’étable. Morts de faim, eux. Dans un grand champ, derrière, des vaches tenaient encore le coup. Il alla ouvrir grandes les barrières. Au moins elles mangeraient, redeviendraient sauvages. Des caquètements venaient d’un grenier, au-dessus d’un hangar. Il y trouva des poules. Elles avaient survécu avec les sacs de grains empilés. Comment étaient-elles venues là ? Il les chassa et jeta deux sacs au sol. Elles aussi redeviendraient sauvages. Probablement nécessaire pour les générations futures. S’il y en avait…

Il s’installa dans le camping-car, dissimulé dans la cour, et se prépara à dîner sur le camping-gaz. Décidément tout devenait du camping ! Il se dit qu’il devrait bien tuer une poule pour manger de la viande fraîche mais il ne put se décider à les abattre là, alors qu’elles picoraient tranquillement. Plus tard peut-être.

 

*

 

Deux jours plus tard, vers quatre heures, il venait de traverser Saint-Florent-sur-Cher quand il vit une fumée, loin devant. Il eut un coup au cœur. La joie, d’abord, puis un abattement. Qui était-ce ?

Il avait immédiatement stoppé le Dodge sur la petite route. Il ne savait plus que faire. Contourner en s’esquivant ou y aller carrément ?

Tôt ou tard il faudrait bien aller vers d’autres hommes ou alors il deviendrait fou et se ferait sauter…

Il choisit une solution de prudence et planqua le bahut dans un petit chemin forestier, ça ne manquait pas par là. Puis il s’équipa avec soin. Le fusil à pompe, un « canons sciés » et deux cartouchières à l’épaule. Un petit sac plat sur le dos pour la vraisemblance avec des conserves et une gourde.

La fumée venait d’un groupe de maisons : un petit hameau qu’il observa à la jumelle. Rien de visible mais il y avait deux voitures, devant, qui paraissaient en état. Il décida d’approcher encore et passa par un champ de maïs.

Ce n’était pas une bonne idée, il s’en aperçut tout de suite en se tordant les chevilles dans les sillons pourtant peu profonds. Des souvenirs du ski, autrefois. Il se donnait une entorse une année sur deux ! S’il fallait s’enfuir rapidement là-dedans, il serait rattrapé tout de suite. Puis il sourit en songeant que l’expérience venait.

À cent mètres des maisons, il s’arrêta. Il allait utiliser les jumelles pendant à son cou quand il se dit qu’il était peut-être observé, en ce moment même, et qu’il valait mieux avoir l’air pas trop méfiant et il continua.

— Salut.

Il sursauta. La voix venait de gauche et il pivota pour apercevoir un grand gaillard, un fagot de bois à l’épaule, l’air paisible.

En une fraction de seconde Kevin se sentit revivre.

— Bonjour.

L’autre s’était arrêté. Un homme de la campagne, visiblement, avec sa veste de travail, ses grosses godasses.

— Je… je suis foutrement content de vous rencontrer, lâcha Kevin. Vous êtes le premier depuis que j’ai quitté Paris.

— Ah bon, vous venez de là-bas…

Son visage s’était imperceptiblement fermé.

— Oui. J’habitais Paris… ma femme est morte, alors…

L’homme parut se détendre à nouveau. Il eut un geste du bras.

— Si vous voulez manger la soupe avec nous.

— Oui, oui, merci. Je me demandais s’il y avait encore des gens civilisés sur cette terre.

L’autre lui jeta un coup d’œil rapide avant de recharger son fardeau mais ne répondit pas.

— « Vous avez besoin de toute cette artillerie ? demanda-t-il au bout de quelques mètres.

Kevin se sentit gêné.

— Dans les villes…, commença-t-il avant de s’interrompre.

Ils arrivaient aux maisons d’où deux femmes sortirent. L’une, la cinquantaine resplendissante, un sourire chaleureux, l’autre guère plus de trente, mais le visage renfrogné !

— Qui est-ce, Marcel ? lança la plus jeune.

— Tu le vois bien, un voyageur. Il va manger la soupe avec nous autres.

La jeune tourna les talons et rentra dans la maison.

— Soyez le bienvenu, dit alors la dernière en lui tendant la main. Je m’appelle Jacqueline Vauthier.

Ils mangèrent tôt, vers six heures et demie. Il y avait autour de la grande table six adultes et deux enfants. Personne de la même famille, évidemment… Le dîner se passa en silence et Kevin se sentit de plus en plus gêné. On se méfiait de lui ou c’était l’habitude ? Au bout d’un moment, il en eut marre.

— J’espère que ce n’est pas moi qui vous empêche de parler ? dit-il en souriant.

— Non, c’est toujours comme ça, répondit une fille de dix-sept ou dix-huit ans à l’autre bout de la table.

On sentait à son ton qu’elle le supportait mal.

— On n’est pas de la ville, nous autres ! lâcha la jeune femme qu’il avait vue à son arrivée.

— Vous voyez souvent passer des voyageurs ?

La réponse vint longtemps après.

— Y en a trois qui sont passés y a un mois, marmonna le vieux. Y nous ont pris toute la viande et y z’ont emmené Colette et Janice, deux petites qu’avaient pas mérité ça.

Kevin comprit le sous-entendu. Ici aussi on en avait vu de dures.

— Dans les villes c’est horrible, laissa-t-il tomber. C’est pour ça que je suis parti.

— Et vous allez où ?

— Je ne sais pas.

— À pied ?

— Non.

Curieusement, il n’eut pas envie d’en dire davantage. Le bahut avait beau être fermé…

— Pourquoi il resterait pas là ? dit soudain la jeune fille.

Kevin surprit le coup d’œil de Marcel. Pour éviter toute équivoque, il répondit rapidement.

— Ce n’est pas ma place… si tant est que j’en aie une aujourd’hui.

— Le pays est pas assez beau pour vous ?

— Non, madame, ce n’est pas ça. Est-ce que je peux vous demander pourquoi vous me parlez de cette façon ? Je ne vous ai rien fait, rien demandé. On m’a proposé de manger la soupe et ça m’a fait plaisir. Je ne suis pas agressif, alors pourquoi ? Moi aussi j’ai souffert de ce qui arrive et je m’efforce de survivre en paix. Alors pourquoi cette attitude ?

— Vous êtes bien content, maintenant, de trouver des paysans, hein ?

C’était la jeune femme qui avait lancé cette phrase mauvaise. Kevin hocha la tête. Et voilà ! Les fantasmes revenaient ici aussi. La vieille rivalité ville-campagne continuait encore aujourd’hui. Même après une catastrophe il y en avait qui n’avaient rien compris…

— Non, madame, j’ai été heureux de trouver des êtres humains. Mais je ne sais pas si vous comprenez cela.

— Nous autres on est trop bêtes, hein ?

— Trop agressive.

— Vous croyez…

— Ça suffit maintenant !

Jacqueline avait frappé du poing sur la table et fixait la jeune femme, furieuse.

— C’est vrai, Denise, que cette ferme est la tienne mais les maisons ce n’est plus ce qui manque alors cesse de te conduire comme la maîtresse des terres. Tout le monde a assez supporté ton caractère.

— Non mais dis donc, la Jacqueline…

— Stop, stop !

Kevin piquait le coup de sang.

— Ecoutez-moi bien, Denise. Je vais vous raconter ce qui se passe dans les villes. Vous déciderez ensuite si ça vaut la peine de se bouffer le nez.

Et il raconta tout, les viols, les meurtres, ne passant aucun détail, expliquant que l’on tombait dans chaque immeuble sur des cadavres, que l’on se déplaçait dans une odeur pestilentielle et que les êtres humains, hommes et femmes, étaient devenus des bêtes fauves.

Quand il s’arrêta, à bout de souffle, tout le monde était livide. Jacqueline avait mis les mains sur les oreilles de la petite fille à côté d’elle.

— … Regardez autour de vous, Denise, dites-vous qu’ici c’est la paix et que la paix ça n’a pas de prix. Savez-vous combien il reste d’individus en France aujourd’hui ?… Environ vingt à trente mille ! Sur cinquante-cinq millions d’habitants. Et encore c’est, paraît-il, une estimation très optimiste… Alors vos petits problèmes de rancœur, hein… Maintenant je vous remercie tous de votre hospitalité et je m’en vais !

Il se levait quand Jacqueline lui prit le bras.

— Non, Kevin. S’il vous plaît ! Denise est l’une d’entre nous, c’est tout. D’ailleurs elle se fait-plus mauvaise qu’elle n’est en réalité. Restez cette nuit, je vous en prie.

Il hocha la tête et se rassit. Un jeune gars qui n’avait pas ouvert la bouche pendant tout le repas vint près de lui.

— Dites, monsieur…, vous croyez que c’est comme ça partout ? Même à Bourges ?

— Je ne sais pas, mon vieux. Ce que je peux dire, c’est qu’à Orléans ça tirait dans tous les coins. Je suppose que c’est le propre des villes. Tu es de Bourges ?

— Oui… C’est pourquoi vous avez toutes ces armes ?

— Oui. Vous n’en avez pas ici ?

— Marcel a son fusil de chasse.

Un seul fusil ! Si une bande passait par le hameau, leur tâche serait facile.

— Pas beaucoup, dit-il en faisant une petite grimace. Mais quand on n’est pas prêt à s’en servir, une arme est plus dangereuse qu’autre chose. C’est quoi ton job ?

— J’étais mécanicien à Mehun-sur-Yèvre, à 23 kilomètres d’ici. Mais aujourd’hui mécano, hein ?

Ce soir-là, Kevin dormit encore plus mal que les nuits précédentes sur sa couchette. Celle-ci était d’ailleurs bien plus confortable que le lit qu’on lui avait fourgué. Mais il n’était pas tranquille malgré la chaise dont il avait coincé le dossier derrière la poignée de la porte.

Au petit jour, sa montre de gousset le réveilla en sonnant. Il était cinq heures. Il s’habilla, s’équipa et descendit dans la salle commune. Jacqueline était déjà là, faisant le café. Elle lui jeta un œil rapide.

— Pas trop bien dormi, n’est-ce pas ?

Il lui sourit. Elle seule lui avait vraiment montré de la gentillesse et il voulut faire quelque chose pour elle.

— Vous ne devriez pas rester là, dit-il. Pas à cause d’hier soir, non, mais je pense que les bandes vont se rendre compte que les villes ne valent plus rien. Quand elles se mettent à déferler sur les campagnes…

Elle eut un rire amer.

— Il y en aura certaines qui seront ravies… Vous savez, Janice et Colette…, elles n’étaient pas fâchées d’être embarquées par ces gars. Elles se sentaient importantes, vous voyez. Et quand il y a consentement, un viol est beaucoup moins brutal, je suppose.

— C’est ce que vous pensez ?

— Pour moi, vous voulez dire ? Mon Dieu non. Mais il faut savoir si l’on veut survivre ou non. Il y a toujours un prix à payer.

Cette femme lui plaisait. Il y avait en elle une dignité qui forçait le respect, un sacré bon sens, aussi.

— Si je m’installe quelque part, dit-il sans avoir bien réfléchi, je reviendrai vous chercher.

Elle rougit violemment.

— Moi ? Mais…

Il comprit et dit :

— Une femme comme vous est précieuse dans une communauté et celle-ci ne mesure pas sa chance de vous avoir.

Elle s’était reprise et souriait, confuse.

— Vous me donnez des émotions de bien bonne heure, dites donc. Mais vous avez beaucoup de tact, jeune homme.

Il sourit à son tour.

— Je descends vers le sud, madame. Souvenez-vous-en. Je bois votre café et je file.

— En voiture ?

— Camping-car… Vous voyez, tout le confort pour voyager, ajouta-t-il pour la taquiner.

— Tentateur !

Ils riaient franchement tous les deux quand Denise entra.

— Bonjour.

Elle se servit de café puis leva la tête vers Kevin.

— Faut pas m’en vouloir.

Pour elle ce devait être des excuses assez plates et il en mesura l’effort.

— Je ne vous en veux pas. Je vais même vous donner un conseil. Vous devriez vous armer, ici. La gendarmerie du coin doit vous procurer de quoi. Et si j’étais vous je ne resterais pas dans ce hameau. On peut en approcher avec trop de facilité sans être vu.

— C’est dur de partir de chez soi.

— À qui dites-vous ça !

Elle releva la tête à nouveau, comme pour répondre, et comprit.

Kevin se leva et empoigna son barda d’une main, le fusil de l’autre.

— Au revoir, Denise ; au revoir, Jacqueline ; bonne chance à vous tous.

Il n’aurait jamais cru retrouver le Dodge avec autant de plaisir. Il s’aperçut qu’il s’y était attaché. C’était devenu son chez-lui. En tout cas, il se sentit bien en démarrant. Il passa devant le hameau sans s’arrêter, mais fit un signe de la main pour le cas où quelqu’un le regarderait.

La matinée était claire, le ciel déjà beau et il n’eut pas envie de consulter sa carte. Il prit à gauche quand il arriva au croisement suivant.

C’est comme ça que cela se produisit.